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Aman

6 Janvier 2016, 10:12am

Publié par Igow RENE

Il devait bien il y avoir quelque chose. Autrement qu’est ce qui avait bien pu me donner un tel aplomb face à la mort de tant d’hommes, de tant de compagnons de route?

Rester sans émotions face à la mort pouvait certainement s’envisager voir même s’expliquer. Dans cette procession irréversible qu’est la migration, l’empathie était probablement capable de déserter l’esprit pour protéger l’âme et ainsi conserver intact l’influx nerveux indispensable à la poursuite de la marche. La mort n’est après tout qu’un état permanent. Rigidité du corps sans vie et image rémanente de l’être disparu.

Au début, il m’a donc semblé que mon insensibilité était à rechercher dans le projet d’exil : une fois prise la décision de partir, le risque de la mort devait bien avoir été accepté. A l’instant où comme tant d’autres, j’ai pris la route, c’est que l’idée de ma mort était insignifiante au regard de la perspective d’un enferment éternel en Erythrée.

Mais avec le recul, il me semble que pendant le voyage je n’avais pas pu accéder à la conscience de la mort de tous ces hommes, car le mouvement qui avait accompagné la disparition physique de leur corps n’était pas celui auquel j’avais été coutumier jusque-là.

J’étais resté insensible à la mort, mais le mouvement de basculement des cadavres par-dessus bord sont imprimés pour toujours au plus profond de moi.

Avant d’avoir fait l’expérience du déchargement des corps sans vie, la marque de l’humain résidait, me semblait-il, dans sa capacité en toute circonstance à entreprendre un rituel de prolongement de la vie. Et pour moi, la translation du corps du défunt opérée par les vivants, en était la trace la plus vive.

La translation précède tous les autres rites de passage que peuvent être la toilette, l’extrême-onction, l’embaumement, la danse, la prière, la crémation ou l’enterrement. Translater c’est dans le même élan, prendre acte de la mort et lui faire barrage. C’est rappeler et perpétuer la communion qui a existé entre le défunt et ses semblables, et par ce geste transmettre la beauté et l’essence de la vie à ceux qui restent. Ce geste emprisonne l’effroi, le transcende pour retransmettre au corps social, l’attachement porté à la vie. Lorsqu’un corps est ainsi déplacé, c’est toute la communauté humaine qui dans un seul souffle est mise en mouvement. Il y a de la sérénité dans le geste de translation. Il y a de l’humain.

L’odeur qui accompagne le mort n’est pas l’odeur du vivant. Les images du corps figé ne sont pas celles de l’être aimé ; elles laissent rapidement place à celles des instants passés avec le défunt du temps de son vivant. La mise en bière et l’enterrement demeurent parce que la translation ainsi exécuté laisse invariant la dignité qui a accompagnée toute sa vie durant de celui qui n’est plus. Mise en bière et enterrement sont trace du vivant résistant, triomphant.

Par la mise en mouvement, il ne s’agissait pas seulement d’accompagner le mort dans son passage vers l’au-delà. Les prières et les onctions, du fait de leur proximité d’état avec le soupir, corps volatiles, pour peu que l’on croit en leurs effets, doivent être probablement plus efficaces pour accéder directement à l’âme. La translation du corps perpétue et met en scène la marche collective de l’homme vers l’humanité. La mise en mouvement du corps est, me semble-t-il, le premier et dernier témoignage des hommes en vie à leur semblable.

Dans la mesure où leurs corps avait été jetés à l’eau, il m’était donc impossible de considérer ses hommes comme morts.

Le récit d’Ahmed, mon compagnon d’infortune lors de la traversée de la mer rouge jusqu’à Suakin, - première étape de mon exil vers Rome -, m’a également éclairé sur la corrélation entre le mouvement opéré par les corps et la possibilité d’acceptation de la mort.

L’histoire d’Ahmed avait été celle de milliers d’hommes et de femmes Erythréen, des villageois dont la vie avait été marquée par les guerres de conquête et les années de service civique au Plan agricole, et dont toute l’existence avait été construite à partir du corps en mouvement. Produire. Produire du café pour l’exportation. Travailler la terre tout le temps disponible, pour assécher l’esprit et enfermer les pensées contestataires.

Les hommes qui avec moi avaient fait route vers l’Europe étaient de ceux-là. Des hommes dépourvus de gestes. J’entends par là dépourvus de la grâce qui confère une portée symbolique et par extension de la beauté à toute action humaine parfaitement maîtrisée. L’ensemble des travaux forcés qu’ils avaient entrepris au service de l’état naissant ne donnait rien à voir de l’essence humaine. Des mouvements de leurs corps ne transpiraient aucune médiation, aucune tension entre leur vie présente et la marche continue de l’homme vers l’humanité. Aucune transcendance de la condition qui était la leur ne semblait pouvoir exister. Et par conséquent eux même ne semblaient pas exister. Leur corps et leur mouvement n’étaient que mécanique pure. Sans poésie. Sans action de présentation et de transformation du réel en vertu politique pour soi et pour l’ensemble de ces semblables.

Le mouvement régulier de va et vient du pilon, mille fois répété par ces hommes, geste fascinant par excellence, pour celui qui observe comme pour celui qui l’exerce, n’était plus que mouvements aux bruits sourds comprimant les tympans, et telle une migraine provoquait de façon plus ou moins prolongée une mort cérébrale.

Un geste maîtrisé, répété à l’infini, touche souvent au divin, mais pour ce faire, il me semble que celui qui l’accompli doit disposer lui-même d’une conscience même approximative de toute la symbolique que peut contenir son action. Parce qu’aussi, des hommes avant nous ont raconté, chanté, dansé et célébré la symbolique de ces gestes immémoriaux. La perception de cette symbolique n’est pas nécessairement extérieure, il me semble qu’elle doit pouvoir naître du mouvement du corps lui-même. Le maintien de la capacité à ressentir les stimulations positives en provenance du corps en mouvement sont, pour moi, une marque de la présence de la vie même dans des corps brisés.

Là encore, point de souffle dans point de souffle dans l’acte de pilonner. Battre la fève de café déposée au fond du mortier, était une fin en soi. Ces hommes étaient à ce point usés que, désormais, le processus global de préparation du café et plus encore l’état de souffrance et d’enfermement dans lequel ils se trouvaient leur échappait. L’élévation métaphysique, contenu en germe dans la répétition excessive de cette action était devenu inaccessible. Impossible donc de créer une quelconque poésie. Impossible de construire une communauté humaine.

Un geste même servile, s’il procure et donne à partager une émotion peut s’inscrire dans le vaste monde des acquis et des apprentissages humain. Il peut être point de départ de création et création de sens, et donc perpétuation du processus irrépressible de construction de l’essence humaine, projet arraché à la vie animal. Lorsque le geste est dénué de poésie, il n’est que reflexe, influx nerveux.

Les hommes avec qui j’avais voyagé étaient dans un coma profond. Enfermés dans leur gesticulation.

Comment donc au travers des propos rapportés par Ahmed, ne pas penser que toute culture avait déserté ces hommes ? Que toute culture était morte ? Comment ne pas considérer que ces hommes n’étaient pas déjà morts avant même d’avoir embarqué pour l’Europe ? Comment était-il donc possible de s’émouvoir de ces corps jetés par-dessus bord ?

Dans chacun de nos gestes, il me semblait donc qu’il y avait une révélation de la permanence et de la beauté de la vie. Cependant, les pratiques et les modes de vie des hommes qui m’ont été donné à voir tout au long de mon périple vers l’exil m’ont montré que cette conscience de l’héritage transmis par ceux d’avant-nous était fragile, et qu’elle devait sans cesse être soutenue pour continuer à exister.

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