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Esaïe 28-23

6 Janvier 2016, 10:06am

Publié par Igow RENE

Un leurre. Rien qu’un leurre ! Appels après appels, la douceur des notes en provenance de nos frères a creusé dans le lobe de nos oreilles des sillons prêts à recevoir la semence.

  • Prêtez l’oreille et écoutez-moi ! Soyez attentifs et écoutez ma parole ! [Parole du cultivateur – Esaïe 28.23]

La terre ne fait pas cas des semences qu’elle devra accueillir. La maîtrise de l’alchimie nécessaire à faire fructifier le grain relève uniquement de l’expérience du cultivateur. Aussi, pour celui qui a la science du labour et de l’épandage de l’engrais, la terre offre d’abondantes récoltes.

Nos frères, maintenant passés à la frontière nord de la méditerrané, ont donc avec patience et méthode préparé nos esprits à recevoir le grain.

Avaient-ils spéculé sur les revenus qui seraient tirés de la récolte, sur le rendement minimal nécessaire à l’acquisition de terres nouvelles à défricher, sarcler puis ensemencer?

Les appels étaient quotidiens. Appels pour rassurer la mère restée au pays, inévitablement inquiète du sort réservé à sa progéniture. Appels à la fratrie pour vanter la prospérité à portée de main. Appels pour prévenir le père de l’arrivée du mandat-cash envoyé en prévision de la fête de l’Aïd. Appels à Man Ta pour l’informer de l’arrivée prochaine du colis postal contenant l’insuline. Appels pour vanter la douceur des « go » et la multitude de perruques disponibles pour couvrir ces cheveux grenés - crépus. Appels pour louer les nouvelles fonctionnalités du dernier IPhone : une affaire, acquise pour moins de cent millions de nafka.

Naïfs - enfants, aïeux, frères, parents, voisins -, nous tendions tous l’oreille pour recevoir sans limite le miel de ces paroles. Plus que la parole, qui peut toujours renfermer un autre sens que celui que nous voulons bien entendre, nous étions hypnotisés par la sérénité qui se dégageait des voix de nos frères.

La terre s’offre mais ne se livre pas. D’une parcelle à une autre elle peut être sablonneuse, souple, lourde. Il fallait donc au cultivateur apporter une grande attention aux vibrations et aux échos renvoyés. Echos qui remontaient par le seul canal disponible : le manche de l’outil.

Alors il fallait au cultivateur adapter l’outil à la composition de la terre.

Avec la mère, terre siliceuse, il lui fallait veiller à toujours être rassurant et aimant. S’astreindre à la plus grande rigueur : être régulier dans les appels, tenir fermement les engagements pris. C’est à ce prix que pouvait être préservés la propension naturelle de la mère à accueillir et à favoriser l’enracinement des idées nouvelles, à accepter le départ d’un autre fils ou d’une fille.

Avec le père, terre argileuse, grasse et compacte, il fallait commencer par drainer la haine emprisonnée. Affronter les traits de sauvagerie arborés même au téléphone. Imprégné de traditions séculaires, le père se montrait rétif à tout refrain, à toute sonorité étrangère à la kora. Il fallait donc prouver la permanence de son attachement aux rites et au folklore. La voix devait laisser suinter le limon versé depuis la naissance : couche plus ou moins épaisse faite du dépôt progressif des alluvions arrachés aux ancêtres et charriés depuis la nuit des temps par la mystique des contes, proverbes et devinettes.

Avec le petit frère, terre calcaire, il fallait commencer par apporter de l’humus frais qui devait entrer en profondeur et nourrir toutes la faune microbienne profondément endormie. Une fois réveillée, elle allait pouvoir faire son œuvre méthodique de décomposition des résidus des repas que nous aurions laissés là : terreau nourricier de la graine qui sera déposée en surface. Nul besoin de sarcler profondément.

  • Prêtez l’oreille et écoutez-moi ! Soyez attentifs et écoutez ma parole !

Le cultivateur n’avait pas la carrure ni la force de l’éléphant, mais il avait la patience du lion qui pas à pas poursuit sa proie, attendant le moment idéal pour lui fondre dessus, la happer à la gorge et lui rompre la nuque.

Dans chaque famille, chaque village il y avait des cultivateurs. Il était rare qu’ils se disputent la terre, tant elle était abondante et disponible.

Il arrivait le plus souvent qu’ils pratiquent le collectivisme. Le savoir-faire de l’un complétait celui de l’autre. La terre ainsi partagée ne saurait précisément se retourner contre l’un ou l’autre. Aucune parcelle ne resterait en jachère. Les paysages seraient défigurés. La fleur qui devrait éclore renfermerait un poison.

L’art du cultivateur est démoniaque : œuvre patiemment ciselée au fusain.

Le sarclage qu’il opérait appel après appel n’avait pas d’effet immédiatement visible sur nos comportements et nos pensées. Une fois raccroché, il pouvait arriver à chacun d’entre nous de chercher à prolonger la mélodie en usant de la sensibilité qui lui était propre : qui en songes, qui en battant frénétiquement le mil, qui en palabres, adossé au baobab de la place du village. Mais la destruction programmée de nos modes de vies et de nos psychés ne se produirait que bien plus tardivement. L’ordre social qui devrait subir une autodestruction en réaction à un signal qu’activerait le cultivateur à un moment connu de lui seul, demeurait en apparence intact dans les premiers temps.

  • Celui qui laboure en vue des semailles le fait-il constamment? Remue-t-il et bêche-t-il sans cesse son terrain? [Esaïe 28.24]

Si l’apparence demeure intacte, les barrières immunitaires et les mécanismes de protection psychologique sont affaiblis, paralysés par le contact constant opéré par le cultivateur.

L’anesthésie gagnait la famille puis le village. Nous resterions sourds aux témoignages des quelques-uns qui raconteraient la difficulté de la vie d’exil. Nous n’entendrions pas davantage les traumas de nos frères et de nos sœurs, refoulés sans ménagement aux frontières de l’Europe. Mutilés sur les barbelés de Melilla. Prostrés des nuits durant sur des rochers de la frontière franco-italienne. Enrubannés comme des morceaux de viande morte dans un drap de survie pour échapper aux camps de rétention où ils seraient parqués en attente de renvoi à la frontière. Nous ne verrions pas davantage la ségrégation s’opérant dans les banlieues des grandes villes européennes.

Tel est le miracle que réussissaient à produire ces fils exilés.

  • Après avoir aplani la surface du sol, n'y disperse-t-il pas de la nigelle et ne sème-t-il pas du cumin? Ne met-il pas le blé par rangées, l'orge à une place marquée et l'épeautre sur les bords? [Esaïe 28.25]

La saison du semis était invariablement annoncée par la survenance de facteurs externes ou internes qui provoquaient une perte de repère temporaire ou profonde : conflit inter générationnel, naissance d’un frère qui préempte aux ainés une part grandissante de la ration nutritive, énième mariage du père diluant le peu d’attention qu’il portaient à la fratrie, instabilité politique, sécheresse, famine, épidémie. La saison du semis était celle de la désolation.

Le grain éclorait en été. Le bulbe qui allait germer puis fleurir dans le lobe de nos oreilles était une plante carnivore. Le suc de la fleur allait déployer toute sa puissance.

Nous avions quelques semaines – quatre tout au plus - pour rassembler les sommes nécessaires à payer le voyage.

Les fils sur le départ ne fréquenteraient pas beaucoup la maison. Les menus travaux que nous effectuions en temps normal aux champs ou en ville n’étaient pas assez rémunérateurs. Il fallait donc se tourner vers les petits larcins et les trafics en tout genre.

En temps normal le père n’aurait rien trouvé en redire puisqu’une partie du revenu généré par le marché parallèle profiterait à l’ensemble de la famille.

En ces temps de germination accélérée de la graine que nous portions, tout le revenu perçu était épargné. L’accroissement subit du niveau d’épargne, tarissait l’économie régulière. Les petits commerces peu fréquentés se faisaient la guerre des prix. Les liquidités étaient manquantes. Nos pères ne parvenaient pas à se saouler autant qu’ils le voulaient. Le crédit demandé au barman était bien sûr refusé.

Bref, en quelques semaines, l'annonce du prochain convoi pour l’Europe provoquait un bouleversement dans tout le pays : dans chaque famille et dans chaque village.

Les tensions naissaient du déficit d’argent en circulation, mais également du délitement brutal du cercle familial. En zone urbaine cette réalité était d’une ampleur moins mesurable. Mais dans les campagnes, un enfant, un fils scolarisé ou non, a une place essentielle dans la cohésion du groupe.

Untel porte une attention à la grand-mère, est en charge de l’accompagner aux champs, de la sortir de l’isolement grandissant à mesure que sa capacité de contribution au travail collectif s’amenuise. Tel autre est le bras droit de la mère, une force de travail. Celui-là est le seul qui parvient à tenir tête au père. Pas frontalement bien sûr, la tradition ne le tolèrerait pas, mais pas à pas, sa connaissance parfaite des enseignements de la tradition et sa capacité à les tordre pour en extraire des conclusions adaptées aux problématiques modernes permettait de percer une brèche dans les traits de sauvagerie de ce gardien du temple. Tradition n’est pas toujours sagesse, voilà la contribution de celui-là pour maintenir le fragile équilibre entre ancien et nouveau monde.

Les rôles n’étaient pas interchangeables. Tout au moins, pour se maintenir, il aurait fallu au groupe une transition plus douce. Le départ massif et soudain de quelques membres ne permettait pas au groupe de se régénérer.

J’ai vécu ces chamboulements de très près. En une dizaine d’année, j’ai vu éclater le cercle familial. J’ai vu, pour toute une jeunesse, la frontière de l’émancipation se déplacer de la grande ville régionale, à la métropole-capitale, puis des pays du Maghreb jusqu’aux rives septentrionales de la méditerranée - l’Europe. Aujourd’hui, l’appel d’air est si important que chaque village et tout un pays doit se résigner à voir basculer ses enfants dans un délire pulsionnel profond. Le désir violent de départ demande à être assouvi sans délai. Les fils résolus, restent sourds à la démonstration de l’absurdité de la démarche libératrice qu’ils entendent entreprendre : la volonté naturelle de transgression voire d’abolition des dictats de la tradition se heurte à la conviction absolue que les appels au départ entonnés par le frère déjà exilé, sont la main visible de dieu et que chacun doit suivre son commandement.

  • Son Dieu lui a enseigné la règle à suivre, il l'a instruit : on n'écrase pas la nigelle avec le traîneau et la roue du chariot ne passe pas sur le cumin, mais on bat la nigelle avec un bâton et le cumin avec une baguette; par contre, on doit écraser le blé pour en faire du pain, on ne le bat pas indéfiniment, et si l'on fait passer la roue du chariot et les chevaux dessus, il n'est pas écrasé. [Esaïe – 28.26.27.28]

Le cultivateur qui avait spéculé sur ses revenus, chercherait non seulement à susciter un départ massif de ses compatriotes, mais aussi à sélectionner et prélever dans la moisson le grain qui allait être brassé pour extraire le suc léthargique perfusé en continu aux migrants.

Ce grain-là allait devenir des passeurs.

Le passeur est le fruit le plus mûr que produit la terre. Récolté tardivement, gorgé de soleil, il concentre le nectar le plus pur. Celui-là même qui va à nouveau être déposé dans les sillons creusés dans le lobe des générations futures de migrants.

Maintenant que la marche du départ était initiée, il fallait maintenir en sommeil les barrières de défense du migrant. Le cultivateur devait s’assurer de pouvoir épuiser toute les ressources nutritives de la terre. S’assurer de pouvoir récupérer toute la somme demandée pour le voyage. Si une avance avait été remise par le migrant aux frontières du désert, le solde devait être payé au moment de l’embarcation sur les rafiots affrétés pour franchir la Méditerranée.

Muni d’un téléphone mis librement à disposition par le frère exilé, le passeur devait assurer la permanence du contact. Le miel des paroles du cultivateur diffusait donc lentement aux oreilles du migrant, lui apportant ainsi le sucre et les minéraux justes nécessaires à maintenir alertes les muscles de la jambe.

Il arrive souvent que le passeur soit un migrant sur lequel les effets amnésiques du suc introduit par le cultivateur n’ont pas été suffisamment puissants pour faire barrage à un éclair de lucidité. Des flashes des naufrages et des disparitions en Méditerranée lui reviennent. L’écœurement ressenti dès le début de la traversée du Sahara lui saisi à nouveau les tripes et ne doit plus le quitter : vision et puanteur de corps en décomposition, mutilés par les vautours, abandonnés sans sépultures, être décharnés et assoiffés vu déambulant, écroulés l’instant d’après. Même désinhibé, le passeur en devenir reste en rang dans la colonne sans pouvoir en sortir. Il atteindra les rives sud de la méditerranée, sans jamais pouvoir retrouver l’état de transcendance nécessaire pour s’entasser dans un rafiot percé de toute part. Il en restera là !

Alors pourquoi cette lucidité retrouvée n’est-elle pas mise au service de la déconstruction de l’œuvre démoniaque du cultivateur ? Pourquoi se mettre au service de ce dernier et ainsi endosser l’habit du mal ?

Je crois que c’est le sentiment de honte qui annihile la possibilité d’un retour. Un sentiment de culpabilité qui envahi celui qui a été abusé par les ses frères. Culpabilité également de celui qui a trahi ses proches et sacrifié son aspiration à liberté, à la modernité au profit de l’aveuglement des miroirs de la civilisation occidentale.

Mais cela ne peut pas suffire à justifier la complaisance, l’acharnement que peuvent avoir les passeurs à exploiter la misère humaine.

Il faut y voir peut-être des rechutes, des dommages collatéraux dus à la trop forte absorption de poison. Ou simplement est-ce le stade ultime du processus d’autodestruction des éléments constitutifs de la dignité humaine ? Empathie, compassion, capacité à s’indigner…

Rien ne semble pouvoir justifier cette passivité. A la justice humaine de trancher cet épineux dilemme qui traverse le passeur : à la fois victime et bourreau.

Dans l’attente d’un éventuel jugement, j’ai entrepris d’écouter la parole des migrants, de la recueillir et d’essayer de la faire partager à ceux tentés par l’aventure de l’exil. Parole crue, dénuée de tout miel, début du salut, témoignage indélébile de la faiblesse de l’homme et de sa lutte pour préserver malgré tout un peu de dignité.

  • Cela aussi vient de l'Eternel, le maître de l'univers. Il distribue de merveilleux conseils et augmente les capacités de discernement. [Esaïe – 28.29]
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